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Textes sur le chant choral

Thierry Machuel

    La recherche que je mène depuis une vingtaine d’années, à partir de la poésie contemporaine, celle des grands auteurs d’aujourd’hui, dans toutes les langues, fait apparaître peu à peu la possibilité d’un territoire singulier pour le chant choral : avec la parole la plus exigeante, la plus difficile parfois, et l’idée qu’elle est toujours partageable, mais que ce partage implique d’abord un travail sur soi-même, pour s’ouvrir à l’étrangeté, l’altérité, la rudesse de cette parole, avant d’aborder le monde sonore dans lequel je la dépose. Ce monde lui-même est voué au partage, en commençant par les voix et les gestes des chanteurs, avec la volonté d’élargir sans cesse la perception que nous avons de l’art choral : faire sortir le chœur des lieux habituels, églises ou salles des fêtes, refuser les postures, les tics, lui réapprendre même à marcher pour entrer et sortir de scène, à se tenir face au public, à prendre la parole autant que le chant, à franchir les frontières… Car s’il est vrai que le dispositif choral commun peut amener à des comparaisons peu flatteuses avec certains systèmes politiques, où l’image prédominante serait celle de l’obéissance aveugle et de la disparition des individus dans une masse indifférenciée, rien n’empêche de penser les choses à l’opposé, en privilégiant la prise de responsabilité individuelle, en laissant une large part de liberté à chacune et chacun, comme dans les nuages sonores caractéristiques de l’écriture en « réservoirs », que j’utilise abondamment. Ces paysages vocaux sont néanmoins très difficiles à réaliser techniquement, ils exigent une conscience aiguë de l’harmonie, ce qui rejoint les notions de citoyenneté abordées précédemment : pas de liberté sans respect de l’autre, ce qui se traduit dans la vie par la recherche d’une forme de fraternité comme lien social dans la communauté humaine où nous évoluons, chœur ou cité, ou chœur au cœur de la cité. Dans cette perspective, la vieille notion de contrepoint reparaît dans des habits d’autant plus colorés qu’il s’agit de faire coexister les caractères les plus différents, voire opposés. L’imitation – le canon! – doivent céder le pas au mélange des contraires, en conservant amoureusement les rythmes d’origine, avec une égalité d’attention, sans jamais oublier que nous devons notre sentiment d’exister au regard de l’Autre, comme le dit si bien Edmond Jabès : « L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger ». C’est là une parfaite définition du contrepoint. Par cette voie, le chant choral peut alors devenir, dans la confrontation au public, un miroir de notre société, un prisme, où saisir dans l’âpreté des couleurs, nos ombres et nos lumières. C’est pourquoi il nous faut aller vers la scène et l’avant-scène, même si le théâtre ne nous sied pas en tant que tel. Je travaille aujourd’hui sur cette ligne de démarcation entre l’oratorio et l’opéra, avec l’espoir de parvenir à une forme particulière, l’opéra choral, dans laquelle il serait question de suivre l’épopée d’une communauté humaine, et non d’une poignée de solistes privilégiés.

La vocation du chœur

Très tôt dans la vie j’ai ressenti l’appel de la composition musicale, sans que je puisse vraiment donner un point de départ à cette vocation. Le chant choral ayant toujours été présent dans mon environnement, je m’y suis dédié sans que cela m’apparaisse comme un choix. La question du texte, elle, est arrivée plus tard. Ce fut d’abord un manque, un malaise inconscient, de devoir parfois chanter des paroles sans intérêt. Puis, par ce manque, une curiosité, une soif même, de trouver des œuvres dont les textes me parlent bien en-deçà du chant, par l’urgence de ce qui est dit, la force, la saturation de Vérité, plus que les rythmes, alexandrins, etc… Après une longue période de doute, c’est à la lecture d’un texte de Paul Celan que j’ai recommencé à écrire, et depuis, je sais que seul un texte de grande intensité peut me motiver. Toute ma recherche puise ainsi sa source, non seulement dans le sens du texte, mais aussi dans ses différentes formes, notamment celle qui est la plus proche de la musique, sa forme sonore. Je me sers pour cela d’un enregistrement, soit du poète, soit d’un lecteur ou même d’un comédien, et prends en dictée la voix parlée, dans différentes interprétations si possible. Mais cela ne signifie pas pour autant que je place la musique dans un rôle d’amplificateur, rôle qu’elle ne saurait jouer en raison de sa capacité suggestive intrinsèque. Je cherche simplement à nouer avec le texte un lien suffisamment étroit pour pouvoir créer une musique à la fois indépendante et proche, ayant ses propres liens internes, et pourtant capable de produire, dans le choc avec les mots, une étincelle.
Depuis le début des années 90, je me suis donc mis à lire avec avidité la poésie la plus contemporaine, en commençant par les auteurs français, puis en élargissant peu à peu mon champ d’investigation vers les langues de pays proches, puis moins proches, … Je recherche toujours une émotion profonde à la première lecture, qui est le signe d’une valeur encore plus grande du texte dans sa langue d’origine. Mais c’est cette première émotion qui me guide, ce condensé d’humanité qui, par miracle, se retrouve dans un assemblage de mots, parfois très bref, et témoigne d’une expérience singulière d’une manière universelle, suffisamment directe pour survivre à la traduction, malgré d’inévitables mutations, pour être capable de me mettre dans l’intimité de quelque chose que je n’ai pas vécu. À cet égard, les poèmes d’Ossip Mandelstam, de Paul Celan, de Langston Hughes, de Sophia de Mello Breyner ou Antje Krog peuvent être considérés comme des témoignages précieux sur un fragment douloureux de l’histoire de l’humanité, des goulags à l’apartheid, des ghettos de Harlem à la résistance à toute dictature. Mais ces témoins, loin des obsessions esthétiques que l’on prête souvent aux poètes, possèdent manifestement des caractéristiques communes : une sorte d’élévation de la vue, de la pensée, au-dessus du point particulier de leur propre vie ; une dimension métaphysique, comme un dialogue avec l’Invisible, où l’on en resterait toujours aux questions, laissant le lecteur au seuil de lui-même ; une force créatrice enfin, dans la pleine conscience du devoir de « réinvention » de la langue qu’implique la vocation du poète, face aux drames dont il est le témoin.

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Cultiver dans le désert (texte écrit pour le quotidien La Croix)


Il y a des déserts bien répertoriés sur les cartes et d’autres, impromptus, qui vous tombent dessus. Ce ne sont pas des paysages de sables et de pierres, ce ne sont pas les solitudes glacées des confins de nos terres, pas même ceux d’un cœur suspendu dans ses battements parce qu’inhabité. Non, je veux parler ici d’un désert bien particulier, ni vraiment la solitude, ni le complet dénuement, mais une forme d’abandon qui résulte de l’oubli. Celui, volontaire, des proches et celui, non moins cruel, de la société : la prison.
« Condamné à vie », disent ceux qui, pour une peine de perpétuité, emploient de manière troublante un terme qui rappelle des temps censément révolus. Mais c’est que, justement, il s’agit ici du temps comme métaphore de la mort, d’une pesanteur étouffante du temps, comme un ciment indifféremment étendu sur la succession des jours, de milliers de jours et de nuits, durée que nous ne pouvons appréhender tant le nombre nous effraie. Voilà donc l’ultime peine que produit notre société, si éprise des droits humains. Dans ce désert de l’Ombre, y a-t-il malgré tout une lueur à percevoir ? Comme toute épreuve de vie, que peuvent en retirer ceux qui, au-delà du crime et de la repentance, ont la force de tenir ?
Les témoignages recueillis durant les ateliers d’écriture que nous avons animés, auprès des détenus de longue peine, avec l’équipe du festival de Clairvaux, nous enseignent tous, sous une forme ou une autre, l’extrême valeur de la relation avec autrui – mais une relation où l’on ne juge pas, puisque le jugement a déjà eu lieu, où il n’y a plus de masque social, puisqu’il n’y a plus rien à cacher – dans la durée indéfinie de l’enfermement.
Cette rencontre, si elle est régulière, devient une sorte d’unité de temps, plus forte que le retour du jour. Cela parce qu’elle se tient dans un lieu qui n’est pas seulement l’espace fermé de la prison mais aussi celui, ouvert, du cœur, en l’occurrence le leur et le nôtre, eux les reclus et  nous, qui venons de l’extérieur et y retournons, tissant ainsi au fil des ateliers un réseau d’instants qui atténue le poids du temps et des murs.
Dans ce contexte, la création musicale trouve aussi un surcroît de sens. Car la musique est un art du temps. Elle ne saurait exister sans lui et même, on le sait moins, il appartient au compositeur d’inventer ce temps, par un travail très subtil de construction formelle qui s’apparente à celui du sculpteur, modelage de la terre, procédant par ajouts et retranchements successifs, ou de l’architecte … Ma présence à Clairvaux, pour mettre en musique les textes des détenus, se situe sans aucun doute à l’extrême de cette recherche : peut-on restituer le temps carcéral dans une œuvre musicale ? C’est à dire, ce désert temporel, qu’on ne peut s’empêcher de comparer à la mort ?
Le plus souvent, ce que les auditeurs attendent de la musique, c’est au contraire une consolation, une vision sublime, un instant de bonheur ! L’art doit-il pour autant se tenir sans cesse en un lieu préservé, un havre de beauté, un luxurieux jardin ? N’est-ce pas plus urgent d’accompagner tout homme, de savoir traverser avec lui toute vie, d’embrasser en vérité toute humanité ? Il ne faut pas craindre qu’il y ait une étape d’aridité dans tout cheminement musical, comme nous devons aussi apprendre à écouter dans l’Autre ses silences, à rechercher en chaque chose ce qui nous interroge, la « Question sans réponse », pour reprendre le titre d’une œuvre de Charles Ives. Il ne s’agit pas pour autant d’un art de la souffrance et de la déréliction, mais d’un art qui se met volontairement à l’écoute de toutes les harmoniques humaines.
Cette éthique, pour revenir à Clairvaux, est la seule qui tienne dans le cadre de notre projet. En amont de la composition musicale chargée de porter les paroles des détenus, cela pose évidemment des questions esthétiques. Et pousse le compositeur que je suis dans le désert de la feuille blanche, à la recherche d’une voix intérieure qui ne chante pas toujours !
Pourtant, c’est lorsque toute voix se tait en moi que le chant peut advenir. Non pas celui d’un quotidien qui serait par trop familier, mais un chant plus proche de l’être, discret, fragile, presque imperceptible, et qui prend appui sur les mots – les maux ? – pour me dicter son souffle. Alors, quoi de plus proche de l’âme, quoi de plus humain que la communauté des voix ? Toute expression lui est accessible, on peut tout confier au chœur, tout dire par le chant. C’est in fine à travers l’expérience musicale du « chœur ouvert » que nous poursuivons ce mystère qui échappe à nos sens, au-delà des sons, cette source qui coule, comme le dirait Jean de la Croix, malgré le désert et la nuit.