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Ecrire le chœur

    Professeur d’harmonie, de contrepoint et de fugue à l’Ecole Normale de Musique de Paris durant quatorze années, Thierry Machuel a également été professeur d’écriture dans les conservatoires Erik Satie (septième arrondissement) et Darius Milhaud (quatorzième arrondissement) de la Ville de Paris. Par la suite, il a enseigné la composition pour chœur à l’Ecole Nationale de Musique d’Evry et, dans le cadre du Conservatoire National de Région de Paris, au Centre de Formation pour Jeunes Chanteurs, ainsi que sous forme de stages en Région (à Bayonne, Rouen, Nantes, Lille …).   Il a développé depuis une vingtaine d’années une méthode particulière pour l’enseignement de la composition pour chœur, qu’il met actuellement en pratique lors de sessions qu’il anime à la demande, auprès d’institutions : Centres de Pratique Vocale, Conservatoires de musique, Education Nationale …    

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 » De nombreux colloques, débats et entretiens consacrés au répertoire pour chœurs non professionnels, nous est parvenu, fréquemment, l’écho d’une insuffisance: celle d’un répertoire aux langages résolument modernes, avec une grande exigence dans le choix des textes. Il ne s’agit pas, bien sûr, de dire que rien n’a été fait, mais simplement, à partir de données objectives que nous fournissent les acteurs les plus engagés dans ce domaine, de chercher à stimuler plus encore la création, de prendre des risques artistiques, de tenter des chemins qui jusqu’alors paraissaient réservés à des chœurs professionnels …  

La qualité de l’émotion ressentie par les chanteurs et le public ne dépend pas du degré de virtuosité, mais de la justesse des engagements de chacun : de l’auteur des textes, du compositeur, du chef, de l’ensemble des choristes, et même du public d’une certaine manière, comme s’il s’agissait là d’une action dont l’enjeu dépasse de loin celui de la musique en elle-même. À l’image de toute entreprise humaine, les liens entre les participants, l’esprit de solidarité, le sens de l’intérêt collectif, le désir d’aller au plus haut de soi-même, mais les un(e)s avec les autres et non pas seulement en solo, sont autant d’éléments à prendre en compte dans un projet choral, et doivent être pensés en préalable à l’idée musicale. C’est dans cette perspective que la création artistique prend tout son sens. Car à travers la rencontre avec un poème ou une musique totalement inédits, est remise en jeu notre propre capacité à affronter l’inconnu, à accueillir ce qui ne nous est pas familier. Cette capacité demande à être toujours développée, réactivée, elle participe à l’élan qui nous permet d’affronter la tâche de chaque jour, qu’elle soit ou non musicale. Il n’y a donc pas de « petite » création, ni de répertoire mineur, etc. Tout travail avec un chœur amateur peut être le lieu d’une recherche, d’une curiosité, d’une dynamique. C’est en tout cas le pari que nous faisons dans ces ateliers.  

Les ateliers de composition  

Depuis plusieurs années, j’anime des ateliers de composition pour chœur, auprès de publics très variés. Le point de départ de cet enseignement a été la conviction que tout musicien peut tirer parti d’une confrontation au geste de la création musicale, quelles que soient ses intentions professionnelles, avec ou sans vocation particulière. En apportant au premier cours plusieurs recueils de poèmes, que l’on regarde ensemble, je m’efforce de concentrer l’attention des participants sur le texte. Je mets ainsi de côté la difficulté qu’ont beaucoup d’entre eux face à l’immensité des possibilités musicales. On commence donc par étudier les poèmes, dans leur signification, leur forme, leurs sonorités, leurs rythmes. C’est avec cette approche que chacun va développer son écoute intérieure. Toutefois, l’imaginaire peut être porté par d’autres stimuli que la musique : par exemple une forme graphique, une structure, une découpe du texte, une proposition de dialogue entre les voix du chœur… Je conseille toujours de procéder à l’enregistrement d’un lecteur, soit le poète s’il est disponible, soit un comédien, et de le prendre « en dictée ». Ensuite, on aborde la prosodie : placer les accents, principaux et secondaires, repérer les inflexions les plus subtiles de la voix, écouter les arrêts, les silences… ; cela conduit à une connaissance du texte en profondeur, et stimule beaucoup l’imagination musicale, puisque déjà certains paramètres comme le rythme, la courbe vocale, sont immédiatement transposables sur une partition. Puis, chacun élabore un projet de composition. Mon rôle est de guider les participants dans ce travail de conception, en lien avec le chef de chœur, puisque la réalisation du projet dépend à la fois des capacités de celui qui l’a conçu et de celles des interprètes. Au-delà, je cherche aussi à encourager les participants vers des langages musicaux qu’ils connaissent peu, ou pas du tout, plutôt que de les laisser reproduire des modèles déjà éprouvés par eux. Cette phase peut être longue, mais là encore c’est une question de rythme : chacun le sien… Dans cet enseignement, je ne dispose pour l’instant d’aucun traité : le travail se fait donc en présence d’un chœur, qui chaque fois que cela s’avère nécessaire, chante les esquisses des participants, même lorsqu’elles sont très peu avancées. Ces séances de travail sont comme un laboratoire, où l’on essaye toutes sortes de solutions et situations, de la voix chuchotée au cri, de la note à l’accord, du cluster à la spatialisation des voix. Il s’agit alors d’être le plus réactif possible : changer la partition en temps réel, la corriger à partir d’une improvisation collective, dirigée ou simplement encadrée de quelques règles, dialoguer en permanence avec le chef et les chanteurs afin de faire évoluer l’œuvre vers ce que l’on souhaite, tout cela est possible dans le parcours proposé ici ; l’écriture doit être mûrie à travers une expérience pratique, et non une démarche théorique. Ces séances seront d’autant plus riches que les interprètes seront impliqués, actifs dans le processus de création. Il arrive quelquefois que les choristes eux-mêmes demandent à reprendre une œuvre. C’est la plus belle conclusion que l’on puisse espérer.    

En ce qui concerne les langages musicaux, je souhaite vivement que nous allions vers la tentative, hors des habitudes déjà éprouvées. Certaines pistes ont été évoquées. Simplifier, revenir à la monodie, mais une monodie non tonale, conçue aussi comme un exercice vocal, à l’image des « inventions » de Bach pour le clavecin. Aller plus souvent vers le rythme, savoir « installer » une mesure, ou même seulement une pulsation. Réfléchir ensemble, plus en amont de l’écriture, à la complémentarité des créations des uns et des autres, éviter de gérer cela a posteriori. Être plus imaginatifs dans les formes employées. Adapter plus finement l’écriture selon qu’il s’agit d’enfants de 7/9 ans, de 10-12 ans, d’adolescents, de jeunes adultes, ou de moins jeunes. Être plus dans l’ « énergie », la nôtre d’abord, à gérer dans le temps ramassé d’un stage, et celle des chanteurs ensuite, qui conditionne leur adhésion au projet. Intégrer l’instrumentation au plus tôt des répétitions…  

Même si chacun devra s’exprimer avec son langage propre, certains éléments peuvent être empruntés à l’enseignement de l’écriture : l’emploi de règles strictes, la réalisation de pièces courtes, de forme condensée, par exemple, ou la réalisation de plusieurs essais de même type afin de délier le savoir-faire… Notre principal obstacle, là encore, sera le temps. Il faut que les chanteurs aient le temps de répéter les œuvres, mais il faut d’abord que les compositeurs aient le temps de les écrire ! « 

Thierry Machuel

Et quelques mots du poète Henri Meschonnic, pour conclure :

***   « J’écris des poèmes, et cela me fait réfléchir sur le langage. En poète, pas en linguiste. Ce que je sais et ce que je cherche se mêlent. Et je traduis, surtout des textes bibliques. Où il n’y a ni vers ni prose, mais un primat généralisé du rythme, à mon écoute. La conjonction de ces trois activités a donné lieu pour moi à une certaine forme de pensée critique, à partir d’une transformation de la pensée traditionnelle du rythme à laquelle ont mené nécessairement ces trois activités, justement par leur conjonction. De là une critique générale des représentations du langage, et d’une carence de la pensée du langage dans la pensée contemporaine. L’importance de la critique a relativement occulté les poèmes, surtout dans la mesure de la résistance que cette pensée a suscitée. Vérification empirique que la pensée fait mal, et d’abord, socialement, à qui essaie de penser. Mais le poème, tel que je l’entends, transformation d’une forme de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie, partage avec la réflexion le même inconnu, le même risque et le même plaisir, le même pied de nez aux idées reçues du contemporain. Puisqu’on n’écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la vie. »